Dans l'univers des faux marbres
Entretien avec le peintre décorateur Pierre-Yves Morel
10 min
Le Mobilier national a mené en 2020-2022 un programme expérimental, les "Aliénés". Il a proposé à une série d’artistes de retravailler, réinterpréter des collections.
Pierre-Yves Morel a signé en 2021 la peinture d'une ancienne bibliothèque. Il nous raconte son métier.
Comment devient-on « peintre décorateur » et surtout spécialiste des imitations des bois et des marbres ?
J’ai d’abord étudié la peinture aux arts décoratifs de Strasbourg pendant 5 ans. Après ce master, je me suis installé à Bruxelles où j’ai continué ma pratique de peinture sur chevalet. Au bout de 2 ans, j’avais besoin de développer une formation plus technique pour mes clients.
J’ai découvert l’école Van Der Kelen à Bruxelles, une petite école qui existe depuis la fin du XIXe siècle et qui enseigne la peinture en décor, la peinture en trompe-l’œil, le faux marbre, le faux bois, sur un cursus accéléré durant 6 mois, avec plus d’une quarantaine d’heures de travail par semaine, et du travail à faire à la maison… C’est une demi-année complètement dédiée à l’apprentissage, dans une atmosphère incroyable (c’est un atelier vraiment très vétuste). Toute la pédagogie et l’apprentissage sont basés sur des techniques d’imitation du XIXe siècle, qui visent la perfection. C’est un enseignement très classique et non un enseignement de créativité. Le but est de parvenir à la perfection technique avec une grande rigueur de travail.
Comment avez-vous été repéré par le Mobilier national ?
J’ai été contacté par un designer français, Emilieu Studio qui réalisait les décors intérieurs de l’école Camondo de Toulon. Il travaillait avec des matériaux de recyclage et souhaitait donner une valeur ajoutée à ce matériau pauvre et abimé. Il m’a contacté pour venir peindre six meubles en faux marbre.
Nous avons choisi de reproduire des marbres du Var ou de la Provence, y compris de carrières aujourd’hui fermées. Je me suis constitué au fil de mes déplacements une banque d’images de marbres régionaux. L’utilisation des faux marbres permettait aussi d’éviter de sacrifier des montagnes du paysage et de préserver les gisements pour les générations futures.
Pendant la Design Parade de 2021 à Toulon, le directeur du Mobilier national Hervé Lemoine et Yves Badetz, son conseiller à la création artistique, ont découvert mon travail pour l’école Camondo. Ils m’ont contacté et proposé de travailler dans le projet des Aliénés du Mobilier national.
Quel meuble du Mobilier national avez vous choisi pour votre intervention ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce meuble ?
Je souhaitais travailler la technique du verre églomisé, une technique de peinture sous verre. Mon choix s’est donc porté sur cette bibliothèque qui avait de large portes vitrées.
Pour la bibliothèque du Mobilier national, quels marbres avez-vous choisi de peindre ?
Pour la bibliothèque du Mobilier national, l’idée était de faire une démonstration de la variété de ce que peut offrir le marbre.
Je me suis inspiré des tables en marqueterie de pierre et de marbres pour montrer la diversité des pierres d’ornement existantes.
La bibliothèque compte 67 losanges de faux marbres et pierres dures d’ornement (onyx, jade…). J’ai d’abord choisi de peindre la trentaine de marbres appris durant ma formation académique à Bruxelles, puis je suis allé piocher dans ma banque d’images personnelle pour organiser la composition d’ensemble de la bibliothèque, équilibrer les rouges, les verts, les clairs, les différentes formes de marbres (marbres veinés, bréchés, nuageux…).
Comment peint-on un faux marbre ? Pouvez-vous nous initier aux rudiments de cet art ?
C’est une technique de peinture à l’huile. Un marbre se fait ordinairement en 2 ou 3 étapes.
Étape 1. Il y a d’abord la réalisation d’un fond uni (fond noir, fond blanc, fond jaune).
Étape 2. Lorsque le fond est sec, l’étape suivante sera de placer la composition du marbre, c’est-à-dire les lignes de force, et de toujours varier les outils de peinture pour avoir une variété infinie. J’utilise une dizaine de pinceaux de manière différente afin de produire cette variété.
Les peintres décorateurs ont des pinceaux différents des artistes peintres. Chaque pinceau porte un nom, a un usage, et produit un effet différent (le chiqueteur, le brécheur, le blaireau, le pinceau à 2 mèches, à 2 têtes, le pinceau à marbrer, etc. Certains sont difficiles à maîtriser et apportent des accidents à la composition, et ainsi de la variété, de la dynamique). Ils sont très rares dans le commerce : la marque française Léonard en produit quelques-uns, mais je recours souvent aux marques anglaises, qui sont très bonnes pour les pinceaux de décoration…
Étape 3. Le reglaçage : on travaille enfin avec des glacis pour apporter des profondeurs et de transparences aux marbres. La peinture sera toujours très diluée pour apporter cette transparence. C’est toujours de la peinture à l’huile. Pour les faux bois, on travaille aussi pour le glacis avec des pigments en poudre et de la bière. Cette technique bon marché produit aussi un très bel effet.
Pouvez-vous nous donner le nom de quelques-uns de ces marbres ? ou de ces pierres que vous avez peintes ?
Pour les rouges par exemple : le jade rouge, le Languedoc, le Cerfontaine, la brèche de Saint-Maximin (dans le Var), le rouge antique ;
pour les Verts : le vert antique, l’onyx vert, malachite ;
pour les bleus : lapis-lazuli, bleu turquin (légèrement gris) ;
pour les jaunes : le jaune fleuri, jaune de Sienne, onyx jaune ;
pour les clairs : le travertin, le marbre blanc de carrare, la brèche blanche ;
pour les gris et noirs : portor (noir et or), grande antique (noir et blanc), le Sainte-Anne (gris…) ;
quelques brèches aussi : comme brèche violette, brèche d’Alep, brèche Médicis.
Avant intervention du peintre-décorateur
Après intervention : le meuble "aliéné"
Qu’est-ce que le peintre apporte par rapport au marbre ? Y a-t-il des différences ?
Il y a une part d’invention artistique dans la réalisation d’un faux marbre avec un choix de forme, de composition, de couleurs et plus de possibilités.
Certaines pierres n’existent par ailleurs pas en grande surface comme le lapis-lazuli ou la malachite.
Cela permet aussi de travailler et de reproduire des marbres de carrières aujourd’hui fermées.
Il vous arrive de restaurer d'anciens décors ?
Oui, je l’ai beaucoup fait en début de carrière, et je le fais encore à l’occasion. J’ai ainsi travaillé en janvier dernier à Highclere Castle, pour restaurer du faux chêne dans sa célèbre bibliothèque. J’ai beaucoup appris en pratiquant la restauration : il faut être extrêmement attentif et patient, et j’ai découvert énormément de techniques. Mais j’aimerais aujourd’hui me tourner vers la création pure.
Vous créez pour l’essentiel des décors. Où réside l’essentiel de votre activité en 2022 ?
Je travaille pour des particuliers assez fortunés, dans des intérieurs de châteaux et d’hôtels particuliers, généralement pour décorer des pièces d’apparat. Mais une partie de mon travail est aussi plus expérimentale : je travaille pour des designers contemporains, en décorant leurs créations – principalement des meubles, mais aussi des pièces moins directement utilitaires. Travailler pour le Mobilier national m’a par ailleurs donné envie de créer mes propres pièces à l’avenir.
Droits réservés, Isabelle Bideau - Mobilier national, Photographie Isabelle Bideau, Mobilier national, Eline Willaert.