Encyclopédie des savoir-faire
Mobilier National

Les aliénés du Mobilier national Les biens aliénés réinterprétés par des artistes contemporains
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Un aliéné du Mobilier national (MN) est un bien libéré de son appartenance aux collections. À ce titre, il gagne une forme d’indépendance et d’autonomie qui permet de pouvoir le vendre, le modifier, le dépecer pour en récupérer les matériaux ou même le détruire. « Aliéné » est un terme qui apparaît dès le XIIIe siècle, il vient du latin alienare qui signifie « rendre autre ». Le sens du mot avait alors la valeur de « vendre » et de « détacher ». Le terme d’aliéné mérite ces quelques précisions étymologiques puisqu’il est synonyme d’enfermement lorsqu’il s’agit des êtres humains et paradoxalement conserve son sens premier, tout opposé, lorsqu’il s’agit d’objets mobiliers.

En ce qui concerne les collections du MN, l’aliénation est donc un terme qui a conservé son caractère juridique premier. Il nous est donc possible de rendre des biens à l’administration des Domaines pour vente, après avis scientifique d'une commission spécialisée, car les biens de l’État sont réputés « inaliénables ». Ces biens sont alors rayés des inventaires. Sont concernées des pièces inutilisées depuis longtemps, démodées ou en trop mauvais état pour justifier du coût d’une restauration. Cette pratique, qui remonte aux origines du Mobilier de la Couronne, s’est poursuivie de manière ininterrompue jusqu’à nos jours.


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"510-Cu", Prisca Razafindrakoto, chaises, GME-18739 à GME-18742

Yves Badetz nous présente cette collection, idée originale qui donne une seconde vie à des biens qui n'avaient plus d'utilité car abîmés.

Yves Badetz a été inspecteur des collections du Mobilier national de 1983 à 2008 puis conseiller à la création ; et conservateur au musée d’Orsay de 2009 à 2017.


« La transformation est l’avenir de notre société. Il serait très intéressant que ces objets retrouvent une place et une dimension contemporaine. »

Quels sont les principes qui président à la collection ?

L'ambition est d’insuffler une nouvelle vie à des pièces de mobilier ancien, désuet et sans valeur patrimoniale, en les confiant à des artistes plasticiens. Lancé en 2019, le projet ouvre un champ de réflexions sur les liens entre décoration et œuvre d’art en laissant libre cours à la sensibilité des artistes. La collection des « Aliénés » du Mobilier national s’inscrit dans une démarche vertueuse : elle repose sur un principe de réemploi de biens sélectionnés parmi le mobilier « aliénable », c’est-à-dire destiné à être radié de ses collections. Il s’agit d’inventer un nouveau devenir dans lequel ces meubles banals retrouveront un intérêt innovant grâce au geste créatif.


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Table de nuit avant réinterprétation par l’artiste.
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"Table à gants", Laurent de Commines, table de nuit, GME 14227.

Comment vous est venue l’idée ?

Tout part de l'écoresponsabilité. Les choses anciennes sont écoresponsables. L'idée est de lutter contre le gâchis des matières premières et d'épargner des ressources.

Aujourd’hui, dans le domaine de la création, il existe peu de réforme des formes basiques. L’idée est de réintroduire les arts décoratifs alors que le design en a fait table rase. Il s'agit d'un projet de retour à l’ornementation, une partition pour défendre la notion du décoratif, retrouver des pièces uniques par l’intervention artistique.


Gmt 21275 000 9 2021
"Les plus belles plantes", Aurélie-Ludivine Bidault dite "Madame", paravent, GMT 34685.

Comment s’est faite la sélection des meubles ?

Parmi les biens proposés au déclassement pour les ventes, ont été choisis ceux en meilleur état ou ceux qui présentaient le plus d’intérêt.


« Mon but était d'amener les gens à reconsidérer l’existant déconsidéré qui a servi au cadre de vie des générations anciennes. »

Comment avez-vous choisi les artistes ?

Parfois par hasard, au gré des rencontres, notamment sur les salons. J'ai également sollicité des artistes déjà connus ou ayant travaillé avec le MN par le passé. Certains n’ont pas été motivés par le projet ou par le budget proposé. D'autres au contraire ont été enthousiastes et se sont donc engagés. Certains ont aussi participé par fidélité au MN, qui avait déjà fait entrer leurs œuvres dans ses collections.


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"Cage aux oiseaux", Laure de Lépinay, bibliothèque, GME 18732.

Avez-vous imposé des contraintes aux artistes ou étaient-ils libres de leurs choix ?

J’ai essayé de les guider pour que les choix de meubles soient compatibles avec leur savoir-faire. Par exemple, ne pas choisir des meubles plaqués en acajou car ils ne se prêtent pas aux interventions.


Gme 13696 036 9 2022
"Libres et égaux", Mathieu Le Traon et Franck Ciani, paire de chaises, GME 18736, GME 18737.

Ont-ils choisi le meuble en fonction de leur projet ou le projet est-il venu du meuble ?

Les projets sont venus des meubles. Je les ai téléguidés car il s’agit d’un projet « farfelu ». Il s'agissait de faire une synthèse amusante, surtout pas sérieuse, de mon regard sur les arts décoratifs. Aujourd’hui, le design à tout crin est un écueil mettant en avant une standardisation du goût qui ne va pas très loin. Peu de vrais talents émergent.

Quelles sont les techniques utilisées ? Pourquoi ces choix ?

J'ai choisi les artistes en fonction des techniques qu'ils utilisent. L'idée était de les mixer. Les meubles ont été choisis pour leur qualité de support à la technique. Pour la plupart des artistes qui ont participé au projet, l’objet a été l’occasion d’une recherche innovante qu’ils ont souhaité développer par la suite. Par exemple, Prisca Razafindrakoto travaille depuis sur d’autres chaises en cherchant à les rendre confortables. Sheila Hicks a « joué le jeu » alors que cela la sortait de ses créations habituelles, et son travail devient depuis plus sculptural et pas seulement mural.

Nous avons par exemple collaboré avec un céramiste, des plasticiens, un artiste plumassier, un créateur d’objet, un brodeur ainsi qu’un artiste spécialisé en papier mâché.


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"Balzac perturbé", Sheila Hicks, lacets de lin vert et bleu sur pied de lampadaire, GML 11946.

Verre soufflé

L'artiste Andrew Erdos a simplement conservé ici la partie inférieure de deux lampadaires de style en structure porteuse d'une masse de verre transparent. Chacune d'elles est soufflée en une pièce dans un moule composé de rondins assemblés qui impriment leurs écorces dans la matière à l'instant de sa rencontre avec le verre en fusion. La puissance de l'instant s'exprime pleinement dans la rugosité des surfaces moulées figées qui donnent au verre sa belle texture et la liberté de la forme. La mise en exergue de la matière vitreuse figée au cours de sa solidification et de la combustion des écorces des rondins assemblés atteint l’œuvre d'art unique. Chaque verrerie reste le témoignage d'une action éphémère. L'artiste conserve un rapport raffiné à la question de la lumière vibrante au cœur de son intervention située à mi-chemin entre sculpture et design.

Gml 8123 004 9 2022
"Ghost Lamps", Andrew Erdos, paire de lampes, GML 11950, GML 11951.

Plumasserie

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"Eden", Julien Vermeulen, console, GME 17718.

Julien Vermeulen est l'un des rares artistes à poursuivre le travail de la plume en le replaçant au sommet de son art. Longtemps apanage des sociétés évoluées, l'art millénaire de l'usage de la plume est resté le symbole d'un luxe qui pourrait sembler désuet. Lauréat du Prix pour l'intelligence de la main de la Fondation Bettencourt en 2018, l'artiste s'attache à renouveler les savoir-faire ancestraux de ce support pour lui inventer de nouveaux usages et débouchés.

En 2020, il décape ce meuble, remettant au jour le luxe premier de l'acajou et des bronzes dissimulés sous de la peinture grise. Le traitement naturaliste du panneau fait allusion aux murs végétalisés apparus dans les villes ces dernières décennies comme une alternative positive des temps nouveaux.

Faux marbre

Depuis 2017, Pierre-Yves Morel s'est fait une spécialité du faux marbre. Dernièrement, il l'a réinventé en version contemporaine.

Caractéristique du mobilier utilitaire de bonne confection, ce meuble bibliothèque a séduit l'artiste par la qualité du chêne devenu un support. En un véritable tour de force pour équilibrer le traitement des faux marbres qu'ils soient dans la technique du fixé sous verre ou directement peints sur bois. Cette proposition ludique remet à l'honneur une technique ancienne qui souligne l'inutile débit industriel de marbres qui concourt plus que jamais à défigurer les paysages et les écosystèmes des régions productrices.

Gme 10590 000 9 2022
"Arlechino", Pierre-Yves Morel, armoire, GME 18731.

Marouflage et céramique

Ce meuble de bureau à la conception originale a été entièrement marouflé d'un papier coréen "Hanji", très résistant. Il a été entièrement peint à l'imitation des Indiennes et papiers peints de la Chine qui ont établi la notoriété de ces productions exotiques destinées à servir de décor mural dans les intérieurs européens au XVIIIe siècle. Les céramiques rapportées entraînent le visiteur dans un jardin poétique composé de fleurs de porcelaine qui surgissent des motifs d'Indiennes et animent, avec le cloutage, la planéité des surfaces.

Définition Marouflage :
Le marouflage est une technique qui consiste à fixer une surface légère sur un support plus solide et rigide, à l'aide d'une colle forte dite maroufle qui durcit en séchant. Source Wikipédia
Gme 7489 000 9 2021
"Retour des Indes", Fabienne Auzolle, cartonnier, GME 18726.
Gme 7489 000 9 2021 Detail 56
"Retour des Indes", Fabienne Auzolle, cartonnier, GME 18726. Détail.
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"Retour des Indes", Fabienne Auzolle, cartonnier, GME 18726. Détail.

Sculpture sur bois

Cette commode en noyer et marbre gris correspond par définition aux ameublements des pièces de service du début du XIXe siècle. Toutefois, la simplicité des matériaux tendrait à occulter la modernité de ses lignes.

A l'heure de l'érosion des sols côtiers, l'artiste pose au travers de ce meuble la question de toutes les érosions que nous traversons, y compris celle du goût. Dans cette proposition, elle aborde aussi la question de l'érosion stylistique et propose un geste qui renoue avec la grande tradition de la sculpture à la gouge maîtrisée dans une tentative sensuelle, sobre et originale.

Gme 9027 000 9 2020
"Erosion", Coralie Laverdet, commode, GME 18715.
Gme 12002 000 9 2021
"Évasion", atelier de broderie Lebuisson Paris, sous la direction artistique de Delphine Buisson Nobili, assistée de Thomas Derien, bibliothèque basse, GME 18717.
Notes

L'exposition "Les Aliénés du Mobilier national" a eu lieu du 10 au 21 juin 2022 à la galerie des Gobelins.

Crédits photo

Photographie Isabelle Bideau, Mobilier national.