Encyclopédie des savoir-faire
Mobilier National

Entretien et portrait à l'atelier d'ébénisterie Gilles Chausse, chef d’atelier
Temps de lecture 11 min

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Entretien avec Gilles Chausse, chef d’atelier, à l'occasion de l'exposition L'Esprit et la Main organisée en 2015 à la Galerie des Gobelins, qui présentait des démonstrations du savoir-faire des ateliers.

Cet entretien, réalisé en 2015 au sein de l’atelier, retranscrit les propos des restaurateurs le plus fidèlement possible.

Il s’agit pour le lecteur de les écouter parler pour s’imprégner de l’esprit de l’atelier.

Quelle est la mission de l’atelier d'ébénisterie ?

Cet atelier a pour vocation de restaurer et d’entretenir les meubles qui seront déposés dans les ministères, les ambassades, au palais de l’Élysée ou dans un musée et parfois aussi prêtés pour des expositions. Nous restaurons des pièces uniques signées par des grands maîtres de l’ébénisterie : Riesener, Œben, Weisweiler…

Img 4509 Photo Isabelle Bideau
L'atelier d'ébénisterie et ses établis

Tous ces meubles sont de passage chez nous. Ils y retrouvent une seconde vie. Ces restaurations sont très différentes, mais nous permettent de montrer notre savoir-faire.

Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?

Je suis quelqu’un qui a été très touché par le bois, je l’ai toujours travaillé dans mon enfance. J’ai un souvenir à Noël d’avoir eu un établi avec des ciseaux à bois, à l’âge de 7 ou 8 ans… C’était déjà un début, peut-être précurseur de la suite, prémonitoire plutôt…

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Ébéniste travaillant à la restauration d'un meuble

Quelle formation faut-il suivre aujourd’hui ?

Pour devenir ébéniste, il faut aimer le métier et apprendre à travailler. Ce travail peut être appris au contact d’un compagnon, en atelier ou en école. Actuellement, en France, bon nombre d’écoles forment des ébénistes et, bien sûr, le niveau peut évoluer, car l’ébénisterie évolue. Les brevets des métiers d’art (BMA), les brevets de technicien supérieur (BTS) sont des diplômes qu’on obtient bien après le certificat d’aptitude professionnelle (CAP), et qui permettent de donner plus de chances aux candidats de travailler rapidement. Le métier de la restauration s’est ouvert récemment à l’ébénisterie : depuis sept ou huit ans, il existe un diplôme des métiers d’art (DMA) spécifique. Deux écoles le pratiquent en France l’École Boulle en région parisienne et une école à Revel, dans la région de Toulouse. Ces deux écoles forment d’excellents restaurateurs.

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Les ébénistes dans leur atelier

Il faut avoir une sensibilité aussi bien artistique que technique : on ne peut pas toucher sans percevoir l’assemblage, le collage et les différentes phases de travail qu’il y a eues sur un meuble.

Selon vous, quels gestes ou quelles attitudes rythment et définissent votre savoir-faire ?

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Application d'un vernis tampon à l'aide d'un chiffon doux

Il y de nombreux gestes en ébénisterie ; le toucher, de manière générale, est primordial. Il faut toujours réfléchir avant de faire un travail et, en même temps, prévoir les étapes successives de la restauration. Il faut aussi mettre en valeur les gestes réalisés par des métiers connexes, car, dans le cadre d’une restauration sur un meuble, on peut associer l’intervention d’un sculpteur, d’un bronzier, d’un marbrier parfois ou d’une personne qui va poser un cuir. Ce sont des métiers qu’il faut déjà intégrer dans notre savoir. On ne peut pas commencer une restauration sans savoir comment le bronze va aller dessus, comment le marbre va se présenter. Il faut intégrer les interventions des autres métiers dans notre réflexion. C’est ce qui permet d’être à l’aise après, car toute restauration n’est pas limitée à un bout de bois mais impose une recherche plus large.

Pouvez-vous nous parler d’un cas d’école, présent ou non dans l’exposition L’Esprit et la main ? Quelle a été votre démarche ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Les meubles Boulle[1] font partie des collections du mobilier royal. Ces meubles sont désormais le plus souvent présentés dans des musées. Ils se sont fragilisés au fil du temps car des éléments très importants à intégrer ont été scindés. Par exemple, le meuble Boulle (GME 7325) qui était passé à l’atelier avait été modifié auparavant, des éléments supplémentaires lui avaient été ajoutés. Un meuble évolue souvent avec le temps et du fait de l’évolution des pratiques de restauration. Ce n’était pas vraiment une découverte car il était possible de le voir en observant les pièces qui avaient été successivement mises en place. De plus, quelques mois après la restauration du meuble, au cours d’un colloque, il nous a paru évident que ce meuble « serre-papiers » faisait partie d’un grand ensemble de meubles accolés qui faisait 7 ou 8 mètres de long. Des gravures d’époque l’ont confirmé. Imaginez une grande bibliothèque murale avec une belle partie centrale qui a été démantelée pour répartir des morceaux. 8 mètres de long, cela ne rentre en effet pas facilement dans une pièce, surtout aujourd’hui. Notre plus beau cadeau a été d’identifier des montants, qui faisaient partie de l’ensemble, dans un espace de stockage, grâce à la gravure d’époque. Une partie du meuble avait été transformée après avoir été séparée de l’ensemble pour être adaptée. L’expérience montre, comme je le disais précédemment, qu’un meuble n’est jamais figé.

[1] Meuble réalisé par André-Charles Boulle et par extension, ses successeurs, caractérisé par une marqueterie comportant du bois, de l’étain, du laiton et de l’écaille de tortue.

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Cartonnier Boulle, GME 7325, photo Isabelle Bideau

Avec un meuble Boulle, ce sont deux cents ans qui défilent sous nos yeux. Au cours de l’histoire, des ébénistes ont modifié, voire « trafiqué » les meubles qu’ils restauraient.

Avez-vous assisté à une évolution qui a marqué votre profession en termes de techniques ou de technologies par exemple ?

En termes de techniques, oui. Il y a par exemple la technique dite « des poches sous vide[1]» qui servent aussi à l’aviation. Cette technique-là a été légèrement abordée à l’atelier parce qu’au départ on ne savait pas vraiment comment la développer. Depuis dix ans, cela a pris de l’ampleur. Aujourd’hui, on abandonne d’anciennes pratiques pour aborder des techniques évolutives plus légères et moins agressives pour le meuble. Les produits trouvés dans le commerce ont changé également, comme c’est le cas des colles qui permettent de travailler avec une plus grande souplesse. Les approches ont changé, notamment grâce aux apports de l’Institut national du patrimoine (INP) qui expérimente de nouvelles techniques d’intervention. Aujourd’hui, il faut s’intéresser à la chimie pour maîtriser les nouveaux produits. Ceux qui étaient utilisés auparavant étaient toxiques. Désormais, on revient à des produits plus naturels. Des contraintes nouvelles ont vu le jour, que la chimie nous permet d’éviter. En effet, des meubles qui ont été restaurés il y a dix ans ont verdi, se sont transformés à cause des poudres utilisées. Ces évolutions que l’on subit imposent une remise en question des pratiques et invitent à prendre du recul vis-à-vis des interventions que l’on réalise. C’est une bonne chose même si ce n’est jamais facile quand on est un peu âgé comme moi ! (Rires.)

[1] Cette technique consiste à placer les éléments à assembler dans une poche en plastique, qu’on ferme hermétiquement et dans laquelle on insère une valve qui permet de brancher un tuyau et de vider l’air présent dans la poche. Le vide d’air crée une pression sur les éléments, qui, mis en contact, se solidarisent. On utilise également cette technique pour insérer des produits pour traiter de manière plus efficace l’ensemble de la pièce en bois.

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Ebéniste effectuant un geste tehnique de restauration

D'après vous, qu’est-ce qui fait la spécificité du travail au Mobilier national ? Comment s’exprime cette particularité en termes de savoir-faire ?

Ce sont les richesses des réserves ! C’est agréable de savoir que près de nous sont stockés des meubles importants, d’époques variées, portant des signatures de maîtres ébénistes. Si on compare ce que le Mobilier national possède entre ses murs à des tableaux de maîtres, il est clair que l’équivalent en termes de richesse se trouve parmi les travaux d’ébénistes réalisés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, et que tous ces artistes ont laissé des traces. Il est aisé, par cette proximité, de se pencher sur l’historique d’un meuble : le Mobilier national, détenteur de nombreuses réserves, est presque un musée. Cette richesse ne se retrouve pas dans d’autres ateliers, notamment les ateliers privés. Il est très rare de voir autant de meubles qu’ici, sauf peut-être au Louvre, même s’ils les restaurent pour les exposer et non pour les utiliser.

Il y a aussi l’entraide entre les différents ateliers de restauration, même si chacun défend son métier. Mais, face aux problèmes de restauration, le savoir-faire est toujours là. Parfois, les teinturiers nous donnent des combines pour les teintes, les tapissiers des idées de collages… Il existe une coopération, une véritable cohésion entre les ateliers.

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Réserve en 2013, photo Vincent Leroux

En quelques mots, s’il fallait restituer l’esprit de l’atelier dans lequel vous travaillez au Mobilier national, que diriez-vous ?

L’esprit d’ouverture, l’esprit de recherche, l’esprit de coopération et le respect des uns envers les autres, de nos savoir-faire. Certains ont plus d’expérience que d’autres, bien sûr, que ce soit dans la finition d’un meuble, dans la marqueterie, dans la sculpture. Il faut une coopération pour faire avancer le travail, la complémentarité est importante. Chacun est différent. Tout le monde amène son savoir-faire, ses connaissances. Un des techniciens sait faire la dorure, un autre sait faire la sculpture, un troisième le tournage. Ce sont des métiers connexes qui fonctionnent entre eux et quand nous faisons une restauration nous ne sommes pas seulement ébénistes, nous sommes multiprofessionnels.

Il y a aussi une attitude de travail qui n’est pas la même d’un meuble à l’autre. Certains meubles n’ont pas été signés mais ont été travaillés « à la manière de ». Dans l’esprit, on retrouve la façon de travailler, dans le décor aussi et cela nous sert parfois de point de ralliement.

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L'atelier d'ébénisterie en 2022

Comment envisagez-vous l’avenir de votre profession dans vingt ans ? dans cent ans ?

Ce que j’ai appris jusqu’à maintenant va sûrement évoluer, dans le bon sens du terme ; il ne faut pas rester statique. Dans les écoles, les élèves étudient déjà des techniques plus intéressantes que celles que nous pratiquons parfois encore aujourd’hui. Ils sont eux-mêmes en train de les développer.

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Regardez, aujourd’hui on restaure des meubles dans des ateliers spécialisés. Cela débutait tout juste il y a trente ans, cinquante ans. On se disait que c’était fou, que c’était réservé aux tableaux, alors que cela est important pour la connaissance d’un meuble. On fait aussi de l’imagerie scientifique par infrarouge, par rayons UV… Cela donne des idées sur les vernis. On peut gratter à un endroit minuscule et chercher quels étaient les composants des vernis. Cela a commencé il y a dix ans et aujourd’hui c’est banal. L’ADN, est-ce qu’on va se servir aussi de l’ADN pour les meubles ? Pourquoi pas ! Aujourd’hui, grâce aux cernes du bois, on peut trouver l’âge du meuble, enfin de la pièce de bois qui a été employée ; cela ne se faisait pas avant.

Comment avez-vous pensé et vécu l’exposition L’Esprit et la main ?

Le thème était assez intéressant puisqu’on mettait en valeur les métiers d’art. Cela n’avait jamais été fait ici, en tout cas depuis que je suis arrivé : cela fait trente-cinq ans que je suis « dans la maison ». C’est une belle manière de valoriser nos métiers, de nous mettre en avant et de parler de nous, en bien j’espère ! (Rires.) Présenter et diffuser les savoir-faire des techniciens d’art est quelque chose qui se fait couramment aujourd’hui : dans les écoles – pour éveiller des vocations, donner aux jeunes l’envie de faire un travail manuel –, dans les associations pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) aussi… Donc, ça y est, on nous a découverts. C’est un bon début déjà.

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Ébénisterie et menuiserie en sièges à L'exposition L'Esprit et la main, 2015, photo Yvan Moreau

Quel est le message le plus important que vous souhaitez transmettre sur votre profession ?

Être amoureux du métier, c’est ce qu’il y a de plus important à mon sens. Quand on aime son métier, on développe plein d’idées connexes. On recherche des informations chez les uns, chez les autres, pour pouvoir mener à bien une étude de restauration et la restauration en elle-même. Cette réflexion, cette recherche doit toujours être une priorité. Il faut être patient, savoir prendre du recul et continuer à chercher malgré les idées qu’on a développées au départ. La réflexion menée doit être en constante évolution. Quand on fait de la restauration de mobilier, rien n’est figé. On part d’une idée qu’il faut régulièrement adapter, l’objectif étant de rendre l’objet pérenne, de faire en sorte qu’il existe le plus longtemps possible et de prévoir une autre façon de le restaurer par la suite. Ce n’est pas ce que faisaient nos aînés, qui réalisaient une restauration immédiate mais ne pensaient pas à ses conséquences à long terme sur le meuble. Il faut que la restauration soit à la fois pérenne et réversible.

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Gilles Chausse participant au montage d'un meuble

Selon vous, quel est l’impact de cette exposition, à long terme, sur la façon dont les publics perçoivent votre profession ? Que vous apporte cette rencontre avec les publics ?

Le public qui vient tous les jours à la galerie compte le plus souvent des personnes âgées ou des « amoureux » des meubles. La restauration est un terme qui reste assez vague pour eux car ils n’y connaissent pas grand-chose. On voit aussi un autre type de public, celui pour lequel on travaille, le personnel des ministères par exemple. En trente ans, le regard et l’implication de ce public a évolué de façon fabuleuse par rapport à ce qu’on a connu avant.

Aujourd’hui, on fait attention aux monuments, aux meubles, car un meuble est un monument. On n’avait jamais entendu un officiel qui demande : « Ça vient d’où ? Qui est-ce qui l’a fait ? C’est fait avec quel bois ? » L’intérêt pour nos métiers a grandi. Il est intéressant, pour nous techniciens, de partager ces moments-là. On peut plus facilement faire passer un message. Les publics prennent conscience, par la discussion, de l’histoire des meubles. Les gens ont une histoire à raconter et à transmettre, en même temps que le meuble, à leurs enfants le plus souvent. Avant, cela finissait à la cave ou au grenier. Il n’y avait pas de suite.

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Ébénisterie à L'exposition L'Esprit et la main, 2015, photo Yvan Moreau

Aujourd’hui, on fait attention à l’histoire d’un objet. Ce qui est intéressant, c’est que les générations actuelles ont envie de conserver les meubles anciens, de les faire durer, alors que les gens de ma génération se disaient : « Si c’est cassé, on change. » Il y a aujourd’hui une vraie reconnaissance de nos métiers, grâce à l’accueil du public dans l’exposition : il y a des journalistes qui passent, des gens qui n’ont pas la même profession que la nôtre, qui viennent « mélanger » leurs savoirs. C’est agréable de partager les points de vue. Cet échange est très enrichissant.

Malheureusement, l’atelier qui est présenté est plutôt un atelier de démonstration, on ne peut pas vraiment y travailler. C’est aussi difficile de travailler lorsque les gens nous posent des questions ! Certaines reviennent toujours : le coût de la restauration, le type de produit employé, etc.

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Ébénisterie à L'exposition L'Esprit et la main, 2015, photo Yvan Moreau

Comment avez-vous réussi à recréer votre atelier dans l’espace muséal qui vous était dédié ? Comment vous l’êtes-vous approprié ? Quels choix scénographiques avez-vous réalisés ?

On s’est fondé sur l’expérience des Journées du patrimoine, auxquelles le Mobilier national a participé à plusieurs reprises au cours des années précédentes en recréant un atelier dans un espace ouvert pour l’occasion au public. Cette expérience nous a permis d’élaborer une scénographie adaptée à une logique de restauration des meubles, en montrant d’abord les outils, les différentes parties des meubles qui vont être restaurées ou recevoir un traitement en conservation. Il y a deux façons de restaurer : la conservation et la restauration. On présente dès lors des meubles démontés et partiellement restaurés, et des meubles en cours de restauration.

Nous avons aussi pris le parti de montrer des meubles de différentes époques, du XVIIIe siècle ou des années 1920, 1930…

Pour ce type d’objets, plus récents, les restaurateurs doivent se mettre au diapason et connaître des matériaux plus nouveaux, des approches différentes de restauration. De manière générale, ce qui se fait aujourd’hui est totalement différent de ce qu’on faisait il y a trente ans. Il faut savoir se remettre en cause, c’est pourquoi on est en contact avec des écoles, des conservateurs-restaurateurs issus de l’Institut national du patrimoine… On échange, on participe à des colloques, on arrive à trouver des idées, à évoluer. La priorité, c’est l’intégrité du meuble, la vérité historique. Il faut constamment essayer de trouver la meilleure façon de travailler avec cette éthique.

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Matériauthèque des ébénistes à L'exposition L'Esprit et la main, 2015, photo Yvan Moreau
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Exercices des élèves de dessin en carton représentant des morceaux d'ébénisterie, L'Esprit et la main, 2015, photo Yvan Moreau
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Bibliothèque basse d'Antoine-Robert Gaudreaus et Jean-Henri Riesener, époque Louis XVI, GME 16102, photo Isabelle Bideau, 2014
Bibliographie

Ch. Naffa-Bayleh dir., L'Esprit et la main, Gourcuff Granedigo, Paris, 2015.

Crédits photo

Isabelle Bideau, Thibaut Chapotot, Vincent Leroux.