Entretien et portraits à l'atelier de restauration de tapisseries
Laurence Montlouis, chef de l’atelier, et Sylvie Joly, sous-chef
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Entretien avec Laurence Montlouis, chef de l’atelier, et Sylvie Joly, sous-chef, à l'occasion de l'exposition L'Esprit et la Main organisée en 2015 à la Galerie des Gobelins, qui présentait des démonstrations du savoir-faire des ateliers.
Cet entretien, réalisé au sein de l’atelier, retranscrit les propos des restaurateurs le plus fidèlement possible.
Il s’agit pour le lecteur de les écouter parler pour s’imprégner de l’esprit de l’atelier.
Quelle est la mission de l’atelier de restauration de tapisseries ?
L’atelier a pour mission principale la préservation de l’ensemble des tapisseries murales et de sièges. Nous effectuons au sein de l’atelier différentes interventions qui s’échelonnent de la simple couture jusqu’aux travaux de conservation et de restauration approfondis. Nous avons aussi une mission d’entretien et de présentation des œuvres pour des dépôts dans des institutions ainsi que pour des expositions.
Aujourd’hui, notre approche de la restauration des tapisseries a évolué, nous avons une approche de conservation qui consiste à stopper la dégradation des matières, notamment des trames de soie qui sont très fragiles. Nous ne pratiquons plus d’interventions très lourdes et finalement irréversibles de restauration, qui consistaient à remplacer le tissu manquant par un tissage neuf. Nous cherchons aussi principalement à transmettre les œuvres à travers le temps, à mettre en œuvre les réflexions pour les préserver dans les meilleures conditions possibles et à les montrer au public. Pour cela, il faut continuer à former des jeunes, car la transmission des savoir-faire est importante.
Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?
Sylvie Joly : J’ai été bercée dans ma famille par l’appréciation du travail fait main.
L’exigence envers soi-même pousse naturellement vers les métiers d’art et d’artisanat.
Durant ma terminale arts appliqués, j’ai eu l’occasion de visiter la Manufacture des Gobelins. J’y ai eu une révélation, je me suis sentie dans mon domaine.
Quelle formation faut-il suivre aujourd’hui ?
Nos élèves apprentis, au Mobilier national, sont recrutés sur concours, nous les testons sur une épreuve d’histoire de l’art, une épreuve de couleur et une épreuve de dessin.
Ils passent ensuite devant un jury qui juge leur motivation et éventuellement des travaux personnels qu’ils auraient réalisés.
Ce qui compte avant tout, c’est la motivation de l’élève et sa sensibilité.
Selon vous, quels gestes ou quelles attitudes rythment et définissent votre savoir-faire ?
C’est la main dessus, la main dessous. Les gestes sont assez statiques et quand on regarde les filles de l’atelier, soit elles enfilent leurs aiguilles, soit elles cherchent où la positionner avec la main du dessous. C’est toujours les deux mains en même temps : il y en a une qui passe, l’autre qui récupère.
C’est très impressionnant de voir qu’on repique toujours au bon endroit, malgré ce petit tâtonnement préalable réalisé par cette main que l’œil ne voit pas et qui va chercher le point précis pour ressortir sur l’endroit de la tapisserie.
Pouvez-vous nous parler d’un cas d’école, présent ou non dans l’exposition L’Esprit et la main ? Quelle a été votre démarche ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Le lambrequin (GMT 1159), parce que c’est le seul objet qu’on ait restauré récemment et qui soit exposé. On peut également parler de la tenture d’Artémise[1], qui a été restaurée et qui a été montrée pour la première exposition de la galerie des Gobelins, à l’occasion de sa réouverture en 2007.
Les deux ateliers, celui de Paris et d’Aubusson, avaient été mobilisés pour restaurer la tenture, car il y avait au moins une douzaine de tapisseries. Les principales difficultés rencontrées étaient liées à l’usure. La restauration a duré deux ans. C’est aussi la première fois qu’on a vraiment mis en place la conservation dans le sens où on l’a installée durablement, même si on le faisait déjà, par tâtonnement. Cela a été une restauration curative.
Quand on fait une restauration « basique », on restitue le tissu « au dernier point ». On rajoute de la matière pour que le tissu soit comme neuf.
C’est maintenant un traitement réservé aux garnitures de sièges, étant donné qu’au Mobilier national les sièges sont remis dans les salons des institutions. Les gens s’assoient dessus, il faut donc de la solidité. En revanche, à présent, pour les tapisseries murales, on ne pratique plus cette technique ; on a, sur le plan déontologique, des réserves car ce n’est pas réversible. Les choses évoluent dans différents corps de métiers, on ne reste pas en marge de nouvelles techniques et de nouvelles réflexions. Notre but est de préserver l’intégrité des tapisseries, de stabiliser les altérations et d’essayer de respecter au mieux la pièce.
[1] Tenture réalisée d’après les dessins d’Antoine Caron (1521-1599) tissée à la Manufacture des Gobelins au XVIe siècle.
Avez-vous assisté à une évolution qui a marqué votre profession en termes de techniques ou de technologies ?
Nous pouvons parler de la création de la partie conservation de l’atelier. Il n’y a pas de division, mais une partie est plus centrée sur la conservation des tapisseries et une autre sur la restauration des garnitures de sièges. Cela dépend toujours de la destination de l’œuvre, de sa nature et de son usure. Il n’y a pas qu’un seul type de conservation en fait. Nous nous adaptons chaque fois et nous sommes toutes sensibilisées à la question. Nous pratiquons toutes les mêmes techniques.
D’après vous, qu’est-ce qui fait la spécificité du fait de travailler au Mobilier national ? Comment s’exprime cette particularité en termes de savoir-faire ?
Nous pouvons exercer notre savoir-faire sur des œuvres qu’on ne trouverait pas ailleurs. De manière générale, la façon de l’exercer, les réflexions que nous avons, ainsi que les moyens sont uniques. Nous avons des matières premières de très haute qualité grâce à la présence de l’atelier de teinture. Nous avons vraiment de la chance de pouvoir faire ce métier ici.
Nous constatons des différences de pratiques entre les ateliers privés et nous. Les matériaux qu’ils utilisent coûtent moins cher. Il y a aussi l’importance de la formation. Au Mobilier national, nous formons les apprentis et nous les gardons par la suite, ce qui n’est pas forcément le cas dans des espaces privés.
C’est aussi un honneur de restaurer des œuvres qui vivent.
Le fait de se dire que le Garde-Meuble, aujourd’hui, a toujours les mêmes missions au bout de quatre cents ans, c’est très émouvant.
Même si le mobilier que nous restaurons a une histoire, si on arrêtait de l’exposer, et si on le rangeait dans un tiroir pour éviter qu’il ne soit abîmé, ce ne serait pas pareil, et surtout ce ne serait plus la mission du Mobilier national. Nous ne sommes pas juste un métier d’art, il y a tout un service, tout un ensemble de missions au service de l’État et des grandes institutions. Aller travailler au Sénat quand nous faisons un dépoussiérage, de la couture, ou pour des travaux difficiles, c’est toujours un honneur, et nous sommes heureuses de le faire. Après, aller dans ces endroits prestigieux reste ponctuel, cela arrive une ou deux fois par an.
À partir du moment où les œuvres appartiennent aux collections du Mobilier national, ce sont des techniciens du Mobilier qui interviennent dessus.
En quelques mots, s’il fallait restituer l’esprit de l’atelier dans lequel vous travaillez au Mobilier national, que diriez-vous ?
On travaille dans la bonne humeur. (Rires.) Mais le sérieux est toujours là ! On travaille souvent à flux tendu, les délais sont courts, et on arrive à concilier un travail soutenu et de qualité, dans la bonne humeur. Pour faire du bon travail, l’entente entre les différents membres de l’équipe est primordiale.
Comment envisagez-vous l’exercice de votre profession dans vingt ans ? dans cent ans ?
Nous nous adapterons. Peut-être que dans notre travail nous découvrirons de nouveaux matériaux ou colorants. Il ne faudrait pas que la science prenne trop les devants, il faut que nous ayons encore le droit de toucher aux tapisseries ! Il faut conserver le geste et la technique, que tout ne disparaisse pas à cause d’idées scientifiques. Même si cela se produisait, ce serait à nous de revendiquer, puisque nous sommes les techniciens, à nous de faire le lien entre la théorie et ce que nous savons de la pratique.
L’idéal serait de continuer à ce que la théorie et la pratique marchent main dans la main, un peu comme l’indique l’intitulé de l’exposition L’Esprit et la main.
Vous êtes amenées à travailler avec d’autres ateliers régulièrement ?
Régulièrement non, mais cela peut arriver avec les tapissiers en ameublement, quand ils remettent nos garnitures de sièges sur les boiseries.
Les menuisiers peuvent aussi être amenés à travailler avec nous.
Lorsqu’ils ont réparé, restauré les bois d’un siège, il leur arrive de descendre nous amener un siège pour voir si on doit faire le nettoyage. Aspirer la garniture d’un siège, cela vient après les menuisiers. Donc il y a quand même de petits échanges.
Comment avez-vous pensé et vécu l’exposition L’Esprit et la main ?
C’est vrai qu’on est plutôt satisfaites du résultat. C’est proche de ce qu’on pensait. Quand on a eu cette proposition, ce thème d’exposition, on a toutes été assez contentes, comme si c’était : « Ah ! enfin ! » Il y a toujours des demandes de visites d’ateliers, or ce n’est pas possible. Les gens ne le comprennent pas. Ils sont curieux et conscients de l’importance du patrimoine humain, immatériel.
Ce qui est excitant, dans le cadre des métiers d’art, c’est la possibilité de transmettre ses connaissances. Nous espérons intéresser des jeunes, qui vont avoir envie de faire ce métier. C’est aussi l’occasion de briser les idées reçues. Là, les visiteurs sont devant nous, et posent toutes les questions qu’ils veulent. Au début, c’est vrai, on se demandait comment cette exposition allait être possible. Mais finalement tout s’est bien déroulé. Pour d’autres expositions passées, les dernières minutes se passaient un peu dans l’excitation, dans l’énervement et là tout s’est bien déroulé.
Vu le temps imparti, cela a été bien orchestré.
Quel est le message le plus important que vous souhaitez transmettre sur votre profession ?
Déjà, il y a le fait d’être visible grâce à l’exposition, qui est important. On est une institution très importante au niveau de l’État.
Puis, l’envers du décor : qui fait ce travail ? Il existe plusieurs documentaires télévisuels sur nous maintenant. Cette exposition va permettre aux gens, plutôt que de voir le résultat final, d’aller à la rencontre de ceux qui participent à ce résultat. Et peut-être que certains se diront : « Ça existe encore, en fait ! » (Rires.) On est un petit monde à part. C’est vrai que tous les corps de métiers qui sont là existent ailleurs mais pas dans les mêmes conditions.
Selon vous, quel est l’impact de cette exposition, à long terme, sur la façon dont les publics perçoivent votre profession ? Que vous apporte le fait de discuter, d’échanger avec les publics ?
C’est la transmission. En fait, c’est un peu notre mission quand nous avons pu avoir la chance de faire des formations comme nous l’avons fait pour entrer ici. Je trouve qu’on ne peut pas le garder pour soi. Ça nous paraît normal de parler au public, de le sensibiliser. Il y a aussi toujours ce phénomène de patrimoine. Nous travaillons sur des collections de tapisseries françaises et nous sommes responsables de leur transmission aux générations futures. Nous sommes fières de faire connaître notre travail. C’est comme si nous ouvrions une fenêtre de notre atelier. La manière dont a été fait le stand permet d’entrer dans notre intimité. On a vraiment créé un espace très cosy, très féminin et qui nous ressemble vraiment.
Comment avez-vous réussi à recréer votre atelier dans l’espace muséal qui vous était dédié ? Comment vous l’êtes-vous approprié ? Quels choix scénographiques avez-vous réalisés ?
On ne pouvait pas mettre plus de deux métiers et après on a voulu accrocher une tapisserie derrière, au centre et la photo sur le côté, car on s’est dit que c’était la tapisserie qui était la plus importante. Le choix de cette tapisserie, Allégorie de la musique (GMTT 1223), était unanime car elle nous plaît. D’abord elle est superbe, même si elle n’a pas été tissée aux Gobelins et si elle ne date pas du XVIIe siècle ! Mais elle appartient aux collections et a été restaurée dans l’atelier. En plus, figurait dans celle-ci un lambrequin que l’on retrouve aussi sur la tapisserie Les Mois Lucas (GMTT 47/1). On a aussi fait attention à ce qu’il y ait toutes les approches représentées : conservation sur la tapisserie murale et restauration sur les tapisseries de sièges.
Ch. Naffah-Bayle dir., L'Esprit et la Main, Gourcuff Granedigo, 2015.